Réflexions sur la mécanique des corps
I.
Construction, démolition.
Quand un enfant commence
à dessiner, depuis la
nuit des temps et sous toutes
les latitudes, il produit un
bonhomme ; il s’agit
en fait d’une représentation
de tout ce qu’il sait,
sur lui-même, sur la construction
progressive de son « corps
propre », encore dénommé
« schéma corporel
».
Alfred BINET,
au début du 20e
siècle en fera un test
de niveau ou de QI scolaire.
Jeune Externe des Hôpitaux
de Paris, il m’échoie
à la Salpetrière,
un adolescent schizophrène
qui répète jusqu’à
épuisement toujours le
même dessin : il s’agit
d’un arbre très
structuré, dominateur,
un lampadaire et un personnage
féminin.
Cet automatisme
répétitif fait
partie des signes cliniques
de la maladie, dans le jargon
médical, on parle de
« stéréotypie
».
Lui ayant offert un cahier de
dessin, il reproduit de page
en page son thème obsessionnel.
Mais, pour aboutir, il le simplifie
de plus en plus : il enlève,
non seulement des détails
de l’arbre lequel longtemps
résiste, mais petit à
petit, disparaissent le lampadaire,
le personnage.
In fine sur les dernières
pages ne reste au fil des pages
blanches, dernière bouée,
que sa seule signature.
A supposer que l’arbre
soit la projection inconsciente
de son être ou de son
mal-être, la signature
particulière, individuelle
est le concept qui résume
et condense tout à la
fois son existence, son histoire
et son identité.
Dans les deux cas, chez l’enfant
et chez
cet adolescent, c’est
de soi dont on parle.
Giovanni Francesco CAROTO (1480-1555)
– Portrait d’un enfant montrant
un dessin, (v.1523), huile sur
bois, 37 x 29 cm, Museo di Castelvecchio,
Vérone.
II.
Corps statiques, corps dynamiques.
Corps distal, corps axial.
Une décennie plus tard, devenu
Pédiatre et confronté
à des dessins d’enfants,
il m’apparait que s’opposent
des enfants hyperactifs envahis par
le mouvement et des enfants calmes,
plus sages et plus scolaires.
Les premiers ont des corps instantanés
pris dans toutes sortes d’actions
de jeux, de mouvements, d’équilibres
ou de déséquilibres.
Ils privilégient l’axe
corporel porteur du centre de gravité,
et négligent tantôt les
mains, tantôt les pieds voire
les deux, conçus comme des détails.
Les autres, vont dessiner
précisément les mains
avec cinq doigts, les pieds, bien entendu
les yeux et, donnent à voir in
fine les oreilles ; leur corps est raide
et statique. Tout se passe
comme s’il y avait deux parties
: le corps axial et le corps distal.
Le corps statique distal étant
pris en charge par l’hémisphère
gauche du cerveau (analytique et lent),
tandis que l’hémisphère
droit (plus intuitif ou synthétique,
et rapide), privilégie un corps
axial qui englobe les racines des membres
et nécessite un environnement
plus spacieux.
– A gauche : Georges SEURAT
(1859-1891). Les Poseuses,
1886-1888
– A droite : Vincent
VAN GOGH (1853-1890). La Vigne rouge,
1888, le seul tableau vendu de son vivant,
à Anna BOCH peintre et collectionneuse
belge.
En peinture, depuis Françoise
Minkovska (Van Gogh sa vie sa maladie
son œuvre) on oppose Seurat
l’inventeur du pointillisme (dans
la catégorie des peintres statiques
et minutieux) à Van Gogh
dans la catégorie du peintre
agité où toute la nature
est en mouvement.
On notera encore que les logos dynamiques
de la prévention routière
sont des bonhommes amputés des
mains et des pieds, idem pour l’indication
pressante et sexuée des toilettes
dans les lieux publics.
III. Dissymétries
et Torsions
En milieu scolaire on ne s’intéresse
qu’à la main qui écrit,
en milieu sportif on retient outre la
main qui tient la raquette, le pied
qui shoot (l’autre étant
le pied d’appui) chez les militaires
c’est l’œil qui vise
(l’œil directeur) qui sera
privilégié. Le reste du
corps est oublié, scotomisé,
socialement fantomatique, englobé
dans la prestance.
Assis et rêvassant dans le jardin
d’un Château de la Loire
(Azay le Rideau), dont j’attends
la visite, mon attention est attirée
par des enfants jouant à «
1 2 3 soleil » ils ne se retournent
pas tous du même côté
; les rotations de la tête et
des épaules qui initient le mouvement
sont duelles mais fixes chez chaque
enfant.
C’est la
révélation :
le
tronc est latéralisé.
Il ne me restera plus qu’a inventer
les tests reproductibles concernant
la latéralité des épaules
(idem 123 soleil) puis du bassin à
l’autre extrémité
du tronc (tournez en sautant !).
Les rotations inverses des aiguilles
d’une montre (SIAM) sont celles
du droitier se projetant vers l’avant
et inversement – le sens des aiguilles
d’une montre(SAM) pour le gaucher.
Une première surprise
:
les rotations des épaules
et du bassin ne sont pas nécessairement
liées. Ainsi, à ne considérer
que la main, le pied, l’œil,
les épaules, le bassin, chaque
pièce pouvant opter pour une
latéralité propre, les
mathématiques apprennent qu’il
y a 25 soient 32 cas de figure possibles,
et encore n’a-t-on pas envisagé
la possibilité d’une ambivalence
non exceptionnelle de la main, du pied,
des rotations et la latéralité
auditive n’a pas été
prise en compte.
Lorsqu’on reprend l’ensemble,
les croisements distaux sont fréquents
(croisement oculo-manuel, croisements
mains-pieds), les torsions épaules-bassin
ne sont pas rares, et les combinaisons
croisements-torsions découvrent
des monstres constitués de 2
pièces : le haut et le bas ou
plus terribles encore dans leur géométrie,
structurés en diagonales de rectangle.
Il ne faut pas pour autant désespérer
40% des individus restent homogènes,
le plus souvent droitiers, dans la bonne
tradition.
Dès lors toutes sortes d’observations
collatérales émergent
:
–
Le type de sport ou d’activité
répétitive induit
une latéralité et des
coordinations spécifiques, ainsi
la latéralité d’une
danseuse n’est pas identique à
celle d’une basketteuse ; la latéralité
d’un boxeur n’est pas celle
du tennisman ou d’un cavalier
Plutôt que de latéralité
on devrait parler de latéralisation,
et s’agissant du tronc mieux vaut
éviter la spécialisation
et développer une ambivalence
équilibrée. Dans les sports
d’opposition, la confrontation
des latéralités ouvre
un vaste chapitre ; dans les sports
d’équipe c’est la
complémentarité qui est
recherchée car l’ensemble
ne doit pas être latéralisé
et déséquilibré.
– Toutes les études
statistiques concernant la
latéralité sont fausses
: elles n’ont pris en compte que
la main ; l’absence de contrainte
dans l’éducation de «la
bonne main» modifie les fréquences
antérieures des gauchers et leur
interprétation essentiellement
génétique.
–
Le miroir et les montres sont
des objets diaboliques. Le miroir trompe
l’enfant qui voit une image «
réfléchie » de gaucher
quand il bouge son bras droit : la latéralité
en miroir est directe, quand la latéralité
« en vis-à-vis »
est croisée, ce qui peut poser
un problème pédagogique.
Les horloges enfin, ne tournent pas
dans le sens « normal »
: la Terre tourne dans le sens inverse
aussi bien autour d’elle-même
(rotation), qu’autour du soleil
(révolution) idem pour la double
hélice des brins d’ADN
dont la torsion est SIAM. Le sens des
aiguilles des horloges (exception faite
d’une horloge à Prague)
n’est que le mouvement de l’ombre
du temps.
– Enfin dernier
point la latéralité sur
terre avec appui contro-latéral
n’est pas la même dans l’air
(parachutisme, trampoline) où
c’est l’effacement de l’épaule
d’un côté et l’écartement
de l’autre bras qui détermine
une rotation arrière par le jeu
des résistances à l’air.
La situation est équivalente
dans l’eau.
Finalement, la dialectique de
la symétrie-dissymétrie
va de la chimie (les isomères
de Pasteur) à la biologie voir
à l’architecture (pour
ou contre Palladio), à la sculpture
ou à la peinture (les maniéristes
ont tout compris sur la force expressive
des torsions) ; elle infiltre la philosophie
et ses valeurs (la vérité
et son contraire, la beauté et
la laideur, le bien le bon et la cruauté)
et bien sûr la politique.
Entre, latéralité initiale
et latéralisation adaptative,
l’ambivalence est un objectif
difficile, parfois nécessaire,
économique limitant les torsions
excessives du rachis.
Croisements et torsions, sont des formes
d’ambivalences
qui brouillent la communication à
l’instar de l’écriture
en miroir dont était capable
Leonard de Vinci.
Jean-Auguste-Dominique INGRES (1780-1867)
– Oedipe explique l’énigme
du sphinx,
1808-1827. Huile sur toile, 1,89 x 1,44
m. Musée du Louvre, Paris.
Œdipe (INGRES
1808) est à l’amble, comme
un escrimeur gaucher ; le membre inférieur
gauche en appui (sur une pierre tombale),
comme un droitier, il parle avec la
main (c’est un méditerranéen)
mais de la main gauche ; c’est
finalement un tordu complexe qui déjoue
la Sphynge, monstre femelle avec un
corps de lion, des ailes, et une queue
de dragon.
Entre eux le cadavre du père,
Laïos. Ingres signe bizarrement
sur la pierre en faisant un N en miroir…
et présente un pied gauche !
( peut-être le pied droit du peintre,
en miroir, mais dont l’orteil
indique malicieusement la signature).
Le personnage féminin en haut
à droite (Jocaste, la mère
d’Œdipe ?), et le messager
du drame, en bas à droite, complètent
une composition selon deux diagonales,
dont l’intersection est sur Œdipe.
Cent ans plus tard FREUD
appréhende les méandres
du corps sous un autre angle.
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